Françafrique: quelle est l’histoire du « sentiment anti-français » en Afrique et pourquoi il resurgit aujourd’hui?

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Au Mali, au Sénégal et plus récemment au Tchad, lors des mouvements de protestation, les jeunes du Continent s’en prennent aux symboles de la présence française en Afrique. Pourquoi cette hostilité 60 ans après les indépendances chez une génération qui n’a jamais connu l’époque coloniale ?

Pas moins de trois présidents français – Emmanuel Macron et ses deux prédécesseurs – ont sonné le glas de la Françafrique.

Et pourtant, nous avons encore cette conversation.

Le mois dernier, des manifestants sont descendus dans les rues de N’djamena pour dénoncer ce qu’ils considéraient comme un coup d’État après la mort du président Idris Deby.

Les pancartes qu’ils brandissaient disaient non seulement « Oui à un dialogue inclusif » et « Non à la monarchisation du pouvoir » mais aussi « Non au néocolonialisme français », « Macron missionnaire de la Françafrique ».

Les manifestants ont brûlé des pneus et des drapeaux français.

Le mois précédent, au Sénégal, des manifestations exigeant la libération d’un homme politique de l’opposition arrêté alors qu’il se rendait au tribunal pour répondre à des accusations de viol avaient rapidement dégénéré en émeutes violentes.

Des entreprises appartenant à des Français ont été visées, notamment la chaîne de supermarchés Auchan ainsi que la multinationale Total.

Deux affaires apparemment nationales qui ont pris une autre dimension, et assez rapidement.

Dans une partie de l’Afrique francophone, on assiste à une montée du sentiment anti-français. Des mouvements citoyens font de l’opposition à la France leur cheval de bataille.

Dans quels pays les trouve-t-on ? Quel est le lien historique entre ces nouveaux mouvements et les leaders anti-impérialistes des années 1950 et 1960 ? Quelle est l’idéologie qui les sous-tend ?

Nous nous sommes tournés vers certains penseurs importants de la région pour obtenir une perspective. Voici ce qu’ils nous ont dit.

L’homme politique sénégalais et militant de la Gauche Dialo Diop précise que le concept de Françafrique est créé par l’économiste français François Xavier Verschaves, fondateur de l’association Survie.

« Il a forgé ce concept pour décrire cette relation malsaine et incestueuse qui lie État français aux États issus de ses anciennes colonies », ajoute Dialo Diop qui déplore le fait que cela reflète une dépendance structurelle dans tous les domaines de la vie d’un État, entretenue, perpétuée par l’ancienne métropole.

Issa N’Diaye philosophe et ancien ministre malien de l’Éducation nationale (1991 à 1992) et de la Culture et de la Recherche scientifique (1992 à 1993) définit pour sa part la Françafrique comme une sorte de tutelle qui ne dit pas son nom et qui consiste à faire prévaloir les intérêts de la France, les intérêts des entreprises françaises, des multinationales françaises sur celui des populations africaines.

« La France n’arrive pas à se débarrasser de la Françafrique et les dirigeants africains aussi. La jeunesse actuelle qui est sur les réseaux sociaux, qui a une large ouverture sur le monde, qui voit ce qui se passe ailleurs, aspire à d’autres horizons que la Françafrique. C’est tout à fait normal que cette jeunesse-là veuille revisiter les relations entre la France et l’Afrique. J’ai l’impression que les élites françaises ne comprennent pas ce besoin d’ouverture d’horizon des jeunes actuels », ajoute-Issa Ndiaye.

Fatou Blondin Ndiaye Diop, l’ex-ministre chargée des Technologies de l’Information et de la Communication du Sénégal et responsable du comité de coordination du collectif citoyen « Aar li ñu bokk » (préserver ce que nous avons en commun), indique qu’au Sénégal, « les symboles de la Françafrique c’est surtout dans les rapports économiques, la place des entreprises françaises dans l’économie, la base militaire française présente dans le pays, la politique migratoire et la politique monétaire avec le CFA qui est toujours là ».

« La Françafrique ce sont les grandes sociétés françaises qui existent depuis 100 ans, ce ne sont pas les députés français », ajoute-t-elle

Des griefs soulignés par la jeune génération de militants.

« Pour nous il n’y a pas encore d’indépendance tant qu’il y a encore des bases militaires françaises au Sénégal, pour nous il n’y a pas d’indépendance tant qu’il n’y a pas la souveraineté monétaire », décrie Papis Djim, membre du mouvement « Frapp-France Dégage ».

« Aujourd’hui le Sénégal et l’Afrique sont en train de vivre ce que l’on appelle le néo-colonialisme. Ce n’est rien d’autre que la continuation de la colonisation sous une autre facette. Elle est visiblement plus souple mais elle est beaucoup plus dangereuse », estime l’activiste.

Outre le franc CFA, les bases militaires perçues comme des moyens de maintien au pouvoir des dictateurs, la question des migrations fâche également.

« Nous, pour aller en France on doit payer un visa mais lorsque des français veulent aller au Tchad, ils ne payent rien du tout », observe Takilal Ndolassem, activiste tchadien et porte-parole de la diaspora africaine de France.

Selon le Ministère des affaires étrangères français l’Afrique, qui reçoit 1/3 de l’Aide publique au développement (APD) bilatérale française, « est au cœur de la politique de développement française ».

Mais là encore cette implication ne fait pas l’unanimité.

« L’aide au développement, c’est une vraie mafia, l’argent part en Afrique mais ça sort par la porte et ça revient par la fenêtre », juge Takilal Ndolassem.

L’historien camerounais Achille Mbembe, chargé par le président français Emmanuel Macron de préparer l’échange qu’il va avoir avec la société civile lors du prochain sommet Afrique-France, en juillet, estime que le sentiment « anti-français » a commencé à se cristalliser au lendemain du génocide rwandais de 1994.

« Il s’est aggravé à l’occasion du conflit ivoirien puis la guerre en Libye qui a provoqué la déstabilisation de toute la région saharo-sahélienne. Les autres différents portent sur le franc CFA, les interventions militaires à répétition, le soutien aux tyrans et tout ce qui touche à la question migratoire principalement nourrit le sentiment anti-français sur le continent et empêche des deux côtés que nous puissions profiter des choses qui nous ont uni dans le passé et nous unissent encore aujourd’hui et qui ne sont pas que négatives », déclare-t-il à la BBC.

Pour M. Mbembe, le sentiment dominant porte sur la nécessité de réviser les fondamentaux de cette relation pour qu’elle soit profitable aux deux parties».

Pour l’historien français Gérard Prunier, le génocide rwandais n’est pas en cause. « Un truc de vieux » que les jeunes militants n’ont peu ou pas connu.

« La critique de la France dans les milieux de la jeunesse africaine provient de l’attitude néo-coloniale des français », juge l’historien Gérard Prunier.

Au-dela de « l’exploitation financière », selon lui le problème nait de « l’arrogance » des français.

« Les français sont arrogants. Ils pensent que ce qu’ils disent sur l’Afrique est toujours vrai, ce qui est évidemment faux », déclare-t-il.

« Sur les vieilles colonies qu’ils connaissent bien, ils ont un discours qui n’est pas faux mais qui est rétrograde, archaïque, et la jeunesse le supporte très mal ».

« Et c’est parfaitement normal, si des africains avaient la capacité de maintenir au pouvoir des chefs d’Etat en Europe pendant 20 ou 30 ans, est-ce que les gens en Europe l’accepteraient avec le sourire ? », demande l’auteur de l’ouvrage à paraître Black bodies in the jungle : how do we see Africa.

Pour l’heure, beaucoup d’activistes souhaitent que l’Afrique s’orientent vers d’autres partenaires internationaux potentiels même si c’est à contrecœur.

« On dit souvent aime le diable que tu connais et méfie toi de l’ange que tu ne connais pas. Malgré tout nous connaissons bien les français. Mais il ne faut pas que par dépit amoureux on se jette dans les bras de la Chine, de la Russie ou de quelqu’un d’autre. Nous disons : faites attention ne nous amenez pas au divorce. Beaucoup pour nous, nous aimons la France, nous vivons en France, nous avons étudié le français, nous parlons français 90 % du temps », explique Takilal Ndolassem.

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